Psychologie Clinique

Les événements récents, dont l’issue est toujours incertaine, concernant le statut des psychothérapeutes peuvent conduire à porter un regard rétrospectif sur les modèles auxquels se réfèrent les professionnels de ce qu’on nomme par commodité « le champ psy », et tout particulièrement sur la psychologie clinique, qui se trouve au cœur des enjeux de cette bataille. La psychologie clinique représente en effet en France un champ de pratiques et de recherches qui n’a cessé de croître depuis son avènement et qui a été d’emblée l’objet d?attaques et de conflits, tant internes (entre la tendance expérimentale et la tendance clinique en psychologie) qu’externes (avec la médecine et la philosophie en particulier).

 

Celui qu’on reconnaît habituellement comme son créateur, Daniel Lagache, évoquait à ce propos un « conflit fécond ». Si le conflit est indéniable, sa fécondité peut poser question. Il faut dire que les prétentions, affirmées d’emblée, de la nouvelle discipline pouvaient sembler exorbitantes : rendre la subjectivité objective sans la trahir, chercher l’universel dans le singulier, relier le psychologique et le social, le tout en affirmant son autonomie à l’égard de la philosophie, de la médecine psychiatrique et de la sociologie, et en nouant des liens de « dangereuse familiarité », pour le moins hégémoniques, avec la psychanalyse.

Les origines

Il est toujours difficile de situer précisément le commencement d’un courant théorique et méthodologique. La chose précède souvent le nom, et le nom ne désigne pas toujours la chose, au sens où nous l’entendons aujourd’hui (Plas, 2000). Au tournant du siècle, deux médecins aliénistes, Paul Hartenberg et Paul Valentin, ont bien fondé et dirigé, de 1897 à 1901, une Revue de psychologie clinique et thérapeutique, mais outre que cette initiative est demeurée confidentielle, c’est en fait de psychologie médicale qu’il était question. Quant à Pierre Janet, s’il lui arrive d’employer le terme de psychologie clinique, c’est aussi au sens d’une pratique médicale basée sur la psychologie. Un relatif consensus entre les historiens de la psychologie existe cependant pour dater l’émergence de ce mouvement à l’aube du XXe siècle, dans plusieurs pays occidentaux.

 

Les débuts américains sont marqués essentiellement par les travaux de Lightner Witmer, qui fonde en 1896 la première Psychological Clinic et de William Healy, en 1909, sur les enfants délinquants. Leur modèle est celui de la nouvelle psychologie expérimentale, mais ils ne cherchent pas à établir des lois générales de fonctionnement du psychisme humain. Ils mettent l’accent sur l’approche individuelle approfondie du sujet, dans une visée rééducative et thérapeutique. Leur cible est l’enfance normale et anormale.

 

Quelque chose naît alors de besoins pratiques ; il s’agit d’aider, de soulager la souffrance. Mais, si la psychologie clinique a été baptisée par Witmer en 1896, dans les trente années qui suivent, elle ne va être pratiquée que par des isolés. Une ambiguïté est apparue d’emblée entre le terme et son usage. Les médecins aliénistes acceptent volontiers l’idée d’une psychologie clinique, en tant que catégorie scientifique et méthodologique impliquant une certaine façon d’aborder les faits psychiques, mais refusent l’existence d’un psychologue clinicien, donc d’une nouvelle catégorie professionnelle. Chez Witmer, cette ambiguïté est déjà présente : il définit la psychologie clinique tantôt comme le domaine propre d’un professionnel encore à venir, tantôt comme le domaine commun du psychiatre, du social worker, du pédagogue et du psychologue. Il s’agit donc d’une notion foncièrement syncrétique, qui désigne à la fois une pratique professionnelle, une attitude méthodologique et une philosophie de l’esprit et de la rencontre interhumaine.

 

À Vienne, enfin, au tournant du siècle, Sigmund Freud cherche à construire quelque chose qu’il décrit ainsi (lettre à Fliess du 30 janvier 1899) : « Maintenant que la connexion avec la psychologie telle qu’elle se présentait dans les Étudessort du chaos, j’aperçois les relations avec le conflit, avec la vie, avec tout ce que j’aimerais appeler psychologie clinique. »

 

C’est de cette définition que va partir Daniel Lagache pour construire son ‘uvre, sans pour autant renier la tradition expérimentale américaine et ses visées adaptatrices. Il sera également influencé par les courants phénoménologique (Edmund Husserl, Karl Jaspers) et personnaliste allemands (William Stern), par la psychologie génétique d’Henri Wallon et de Charlotte Bühler, et par la psychologie concrète de Georges Politzer. Il va tenter de créer simultanément une profession et une discipline des sciences de l’homme.

Itinéraire de Daniel Lagache jusqu’en 1947

Daniel Lagache (1903-1972) est un des derniers représentants de l’idéal-type du psychologue tracé par Théodule Ribot : un philosophe médecin. Mais il a quelque chose de plus : il est psychanalyste. Au milieu des années 1930 se forme, sous la houlette de Rudolph L’wenstein, la deuxième génération des psychanalystes français. Lagache et son alter ego, Jacques Lacan, en portent les espoirs et les ambitions.

 

En 1937, élu membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris, il hésite entre deux voies : une carrière médicale (il vise la succession de Claude à la chaire de clinique des maladies mentales de Sainte-Anne) et une carrière universitaire. C’est finalement cette dernière option qu’il choisit. Il remplace Charles Blondel pour enseigner la psychologie à Strasbourg et, dix ans plus tard, Paul Guillaume à la chaire de psychologie de la Sorbonne.

 

La Deuxième Guerre mondiale envoie Lagache à Clermont-Fer-rand, où l’université de Strasbourg s’est repliée. Sous le régime de Vichy, il déploie une activité professionnelle intense, inaugurant, sans encore la désigner ainsi, ce qu’il ne cessera de développer sous le nom de psychologie clinique. Outre son enseignement universitaire, il organise une consultation médico-psychologique pour les jeunes délinquants. On y pratique l’examen psychologique et la psychothérapie, et Lagache introduit une véritable politique de stage clinique : chacun de ses étudiants doit encadrer, « parrainer », un de ces jeunes. Il les initie aussi au Rorschach, alors presque inconnu en France et assimilé « encore à la lecture du marc de café par certaines autorités universitaires de l’époque » (Favez-Boutonier, 1975, p. 58). Mais surtout, il devient un des piliers, avec Georges Heuyer, du Conseil technique de l’enfance déficiente et en danger moral mis en place par Vichy(Ohayon, 1999, p. 253-271) Il y élabore, en 1944, ce qui va devenir le socle institutionnel du secteur de l’enfance inadaptée : la « Nomenclature et classification des jeunes inadaptés » (Lagache, 1949). C’en est fini de l’enfance déficiente, coupable, irrégulière, anormale, en danger moral’ Toutes ces désignations stigmatisantes se trouvent désormais regroupées sous une bannière unique ainsi définie : « Est inadapté un enfant, un adolescent ou plus généralement un jeune de moins de 21 ans que l’insuffisance de ses aptitudes ou les défauts de son caractère mettent en conflit prolongé avec la réalité et les exigences de l’entourage conformes à l’âge et au milieu social du jeune » (Lagache, 1949, op. cit., p. 3). Le criterium princeps devient donc l’adaptabilité, c’est-à-dire la possibilité de reclassement social du sujet.

De cette période datent également les premières œuvres de psychologie sociale de ses élèves, ceux de Marianne Hossenlop sur Les bandes de jeunes voleurs(Hossenlop, 1943) et ceux d’André Lévy sur les « Chefs et meneurs » (Lévy, 1949). Ces travaux s’appuient sur les recherches américaines de Lewin, Lippitt et White sur les climats sociaux, alors inconnues en France. Il faudra en effet attendre 1952 pour qu’elles soient traduites par un élève de Lagache, Claude Faucheux, et publiées dans le Bulletin de psychologie. Le groupe devient un objet d’étude spécifique et la psychologie du champ de Kurt Lewin un modèle de référence majeur.

 

La guerre a fait de Lagache un homme important dans le secteur social et médico-psychiatrique. La Libération le voit devenir, pour une quinzaine d’années, le patron de la psychologie française, tant académique qu’appliquée. Il met en œuvre un vaste chantier visant à faire exister un personnage nouveau : le psychologue clinicien, et à délimiter son territoire d’action.

 

 

Bibliographie

  • BASTIDE, R. 1950. Sociologie et psychanalyse, Paris, PUF.
  • CARROY, J. ; OHAYON, A. 1999. « L?unité de la psychologie dans l’?uvre de Daniel Lagache. Idéal scientifique et compromis politique », Bulletin de psychologie, tome 52 (2), 440, mars-avril.
  • CARROY, J. ; OHAYON, A.; PLAS, R. 2006. Histoire de la psychologie en France XIXe – XXe siècles, La Découverte, coll. « Grands repères. Manuels ».
  • FAVEZ-BOUTONIER, J. 1959. « La psychologie clinique, objet, méthodes, problèmes », Les cours de la Sorbonne, CDU.
  • FAVEZ-BOUTONIER, J. 1966. « La psychologie clinique », Revue de l’enseignement supérieur, 2-3.
  • FAVEZ-BOUTONIER, J. 1975. « Ma rencontre avec Daniel Lagache », Documents et débats, bulletin intérieur de l’Association psychanalytique de France, 11, p. 57-64.
  • FRIEDMAN, G. 1956. « Psychanalyse et sociologie », Bulletin de psychologie, avril.
  • GORI, R. 1989. L?unité de la psychologie ? Les psychologues devant la clinique freudienne, Navarin, coll « Cliniques ».
  • HALBWACHS, M. 1925. Les cadres sociaux de la mémoire, Alcan.
  • HORNEY, K. 1937. La personnalité névrotique de notre temps, trad. fr. Jean, Paris, L?Arche, 1953.
  • HOSSENLOP, M. 1943. Les bandes de jeunes voleurs, Paris, Les Belles Lettres.
  • LAGACHE, D. 1945. Mélanges, n°4, Études philosophiques, faculté des lettres de Strasbourg et repris dans les ?uvres complètes, t. 1, p. 413-425.
  • LAGACHE, D. 1947. « De l’aptitude au métier de psychologue », Bulletin de psychologie, 1,10,6-9, repris dans le numéro spécial d?avril 1956, « Métiers, statuts et débouchés », avril 1956, p. 86-90.
  • LAGACHE, D. 1949. « Nomenclature et classification des jeunes inadaptés », Sauvegarde de l’enfance, 2,3, p. 1 à 20. chiatrique, p. 155-178.
  • LAGACHE, D. 1956. « De la psychanalyse à la sociologie, réponse à Georges Friedman », Bulletin de psychologie, septembre.
  • LAGACHE, D. 1977. ?uvres complètes, I, 1932-1946, Paris, PUF.
  • LÉVY, A. 1949. « Chefs et meneurs, portraits de meneurs et psychologie de groupe », Enfance, 2, p. 6-25.
  • MAUCO, G. 1959. « Nécessité d?un statut de psychologue », Bulletin de psychologie, XII.